" L’école, cette désillusion"

Publié le par Thierry Berthou

Entretien avec François Dubet dans "Politique"

"Selon vous, le cœur du changement de l’école se trouve à l’intérieur même de l’école. Vous placez donc les enseignants en première ligne, comme acteurs de changement fondamentaux (un sujet qu’illustre bien le récent film « Entre les murs »). Mais comment les aider dans cette perspective
?

 F. D. : Ce que montre ce film c’est que l’école s’est si fortement désinstitutionnalisée qu’aujourd’hui les profs s’épuisent à créer des conditions qui leur permettront de « faire classe ». Le problème du changement de l’école, en France ou en Belgique, est très compliqué. Depuis trente ans, en France, grèves, protestations contre tout projet de réforme (de droite ou de gauche) ne cessent de s’accumuler. Cela ne signifie pas que l’école ne se transforme pas mais plutôt qu’elle se transforme sans se réformer. On peut répertorier plusieurs difficultés. D’abord, comme dans le film cité, les enseignants font un travail difficile, qui les mobilise fort et ils se disent que si on change ce sera pire. De leur côté, les dirigeants politiques sont incapables de dire qu’on va changer le système en mieux. Deuxièmement, en France, le système administratif scolaire est un mikado, un méli-mélo de corporations, de professions, d’ajustements qui s’équilibrent de manière miraculeuse et toucher un élément du système risque de mettre en péril tout le système. Chacun se sent menacé. Un exemple : dans le cadre d’une réforme annoncée, un professeur de math défendra le maintien de cours de math, comme le fera un prof de français pour sa matière. Et c’est naturel. Troisièmement, l’école est le lieu le plus sauvage de la lutte des classes. L’école est le lieu où se battent les individus pour ce qui leur est a priori le plus cher : l’avenir de leurs enfants. Si je fais l’hypothèse que le système scolaire est injuste mais que cette injustice est très favorable à une partie de la population, comment imaginer une seule seconde que cette partie de la population renonce à cet avantage ? Elle le défend et le défendra en disant : je défends la culture, je défends le savoir, les traditions. Alors qu’en fait cette partie de la population défend ses intérêts. C’est d’autant plus compliqué qu’en général les catégories sociales qui tirent le plus grand bénéfice de l’école sont les enseignants eux-mêmes. J’ai d’ailleurs toujours pensé qu’un syndicat de professeurs était d’abord un syndicat de parents d’élèves. Il faudrait par ailleurs être naïf pour croire que les vaincus de la sélection scolaire sont légitimes pour intervenir sur la scène publique. Un dominé économique, au nom de sa souffrance et de son exploitation, a le droit de s’exprimer ; une personne qui a échoué à l’école, elle, est priée de la boucler ! Comme le disait joliment Bourdieu, l’école distribue des gains de salut, des biens de dignité personnelle. En France, du fait que les syndicats d’enseignants ne sont pas dans de grandes confédérations syndicales, ils ne sont jamais confrontés à une demande sociale extérieure à eux-mêmes. Les enseignants français, par exemple, ont totalement intériorisé le modèle qui leur fait dire qu’un mauvais élève doit aller dans l’enseignement professionnel pour être ouvrier. Si les syndicats d’enseignants étaient à l’intérieur de grandes confédérations syndicales, cela leur serait plus difficile de réagir de la sorte. Quatrième et dernier obstacle au changement de l’école, qui vaut pour beaucoup de pays, dont l’Allemagne et la Belgique : l’école (républicaine française) a été faite dans une large mesure pour se substituer à l’Église. Elle en a d’ailleurs adopté les pédagogies, les systèmes de vocation ou encore les systèmes symboliques. Cela peut paraître étrange mais l’école, c’est une église sans Dieu, contre Dieu mais tout aussi sacrée que l’Église. Et comme l’école a quelque chose de sacré dans la représentation nationale, sa réforme, son changement pose toujours un problème supplémentaire, théologique en quelque sorte. Les Scandinaves ou les Américains ont pu faire des réformes scolaires parce qu’ils n’ont pas une conception sacrée de l’école. Eux disent que l’école est comme une industrie et que si elle ne fonctionne pas, il faut la changer et ils la changent sans fracas. Comme institution sacrée, l’école française considère qu’elle doit se préserver des demandes profanes."
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